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GEORGES  SAADA

 
 
DERRIERE LA VITRE
 
 
Nouvelles, © Georges Saada, 2011
 
 
A la mémoire de ma mère
 
     
 
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TABLE  
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Avant-propos

Derrière la vitre

L’ultime danse

La Bédouine

L’incendie

Le rêve éclaté

Noir et blanc

La promenade

Le portrait

Claire

 
 

 

 
  Avant-propos  
 

     Les neuf récits rassemblés dans ce recueil relèvent de la technique de la nouvelle.  Cependant, tant par leur extrême concision que par le regard porté sur les choses, ils prolongent en quelque sorte la démarche poétique de l’auteur.
     D’autre part,  ils évoquent une époque, un climat, des images étroitement liés à son enfance et à sa première jeunesse.  Ils se déroulent, en effet, au Caire, sa ville natale, durant la décennie qui a précédé et celle qui a suivi l’instauration du régime nassérien.

 
   

 

 
  Derrière la vitre  
 

     L’enfant retira de l’armoire la lourde boîte en carton rouge où sommeillait un monde terrible, et s’assit sur le tapis taché de fleurs sombres et de soleil. Un doux soleil d’hiver dont les ébauches matinales distrayaient sa solitude. Il ôta le couvercle de la boîte et en éparpilla le contenu sur le plancher. Des soldats de plomb, des camions, des canons gisaient là, devant lui, inertes, silencieux, dociles, attendant que le jeu de l’enfant les précipitât dans une passionnante aventure.

     Il se mit à les ranger dans deux camps opposés. Avant de placer chaque soldat à son poste, il l’examinait, le reconnaissait, lui souriait secrètement. C’était un enfant unique. Il imaginait des pourparlers et des batailles. Il prêtait à ses compagnons des intentions, leur insufflait une âme, les transportait d’un point à un autre. Les canons tonnaient, les soldats tombaient. Toute une armée vivait et mourait entre ses doigts.

     Des cris joyeux interrompirent le charme. L’enfant sursauta, tellement il était absorbé par le jeu, et se leva aussitôt. La présence de ses propres meubles – un lit, une armoire, un petit bureau – le heurta. Il habitait au premier étage d’un grand immeuble situé sur l’une des plus belles avenues du Caire. La fenêtre de sa chambre ne donnait pas sur la rue principale bordée d’élégantes boutiques, de pâtisseries et de salles de cinéma somptueuses,  mais sur une venelle boueuse, véritable îlot de misère planté au cœur du quartier européen, où les maisons avaient une mine ravagée et des persiennes qui pendaient comme des vêtements en loques sur des corps exténués.  A travers la vitre, il vit des garçons de son âge se lancer  une balle piteuse faite avec de vieilles chaussettes. Il songea à son ballon tout neuf oublié au fond de l’armoire.  Il connaissait bien ces visages sales, ces yeux adultes garnis de mouches, ces bouches peuplées d’insultes, ces corps humiliés et résignés sous leurs tuniques trouées. Une femme corpulente vêtue de noir était assise sur le pas de sa porte et s’évertuait à laver son linge dans un bassin de cuivre où s’agitait un peu d’eau grisâtre.  Là, il fallait acheter tous les jours son eau à un marchand ambulant qui la transportait sur son dos, dans une outre noire. Sa taille courbée avait quelque chose de lugubre, et l’enfant sentait son cœur se serrer toutes les fois qu’il entendait au crépuscule son appel semblable au hululement d’un hibou.

     « Pourquoi ces gens vivent-ils ainsi ? », songea l’enfant.  « Ces gens », c’était tout un monde étranger et obscur, mais aussi un paysage familier qui s’était glissé dans sa conscience. Pourrait-il jamais oublier les lamentations des femmes du quartier qui annonçaient la mort de l’un de ses habitants ? Cela commençait par un cri perçant qui s’étendait à toutes les maisons voisines et se transformait graduellement en un chœur poignant. Quelques instants plus tard, des femmes enveloppées de mélayas noires sortaient de toutes les portes et se dirigeaient vers la maison en deuil, comme si la terrible rumeur de la mort avait soudain pris corps. Tapies dans les recoins de son âme, comme une absurde interrogation, les vociférations d’une vieille folle qui, au beau milieu de la nuit, hurlait sans relâche, à la face du monde, des injures impudiques. Durant le jour, elle manifestait son  irrépressible colère en jetant des malédictions et des gargoulettes à la tête des passants.

     L’enfant ouvrit la fenêtre. L’âpre haleine du quartier pauvre lui entra dans les narines. Les gosses l’aperçurent et crièrent : « Aho al-khawaga ! Voilà le monsieur ! ». Il eut honte. Toutes ces têtes levées, tous ces yeux avides… Poussé par un élan irrésistible,  il rentra dans sa chambre, pris au hasard quelques soldats et les jeta dans la venelle, au pied des enfants. Il ressentit une joie mêlée de regret en les voyant se précipiter pour ramasser ses petits amis de plomb. Les polissons ricanaient et hurlaient de plus belle : « Aho el khawaga ! ».

     Il referma la fenêtre, s’assit par terre et s’efforça de reprendre son jeu. Les heures passaient. Le soleil inondait la chambre et formait sur le tapis un lac de lumière.

 
   

 

 
 

L’ultime danse

 
 

     Ahmed se réveilla comme d’habitude à l’aurore. Son premier geste, après s’être étiré sur sa paillasse, fut d’ouvrir la porte de la chambre exiguë qu’il occupait sur le toit d’un immeuble délabré. Son seul luxe était de  pouvoir faire quelques pas sur la terrasse et de promener son regard sur le quartier endormi, alors qu’au ciel flottaient de merveilleux îlots roses. Là, pendant quelques instants, lui revenaient, avec un pincement au cœur, les images de son village de Haute-Egypte, le Saïd. Il revoyait en un éclair sa maison de boue, les canaux où coulait une eau aussi vivifiante que dangereuse, la ronde éternelle des norias, l’élégante stature des palmiers dominant le vaste paradis des champs de légumes, de canne à sucre ou de maïs. Il songeait surtout, avec une brûlante nostalgie, à sa jeune épouse qu’il avait dû quitter une semaine après les noces  pour retrouver l’esclavage de la capitale qui broyait de ses dents d’acier les rêves de ses semblables.
     Cette fois encore, sa rêverie ne dura pas longtemps. Il devait se rendre au plus vite  sur le chantier d’un immeuble en construction. Trois étages avaient déjà été élevés. Sa tâche consistait á monter et à descendre, à longueur de journée, un échafaudage, en transportant sur son épaule des sacs de ciment ou de tuiles. Il enfila sa vieille tunique, passa ses mains sur son front et ses joues comme s’il se lavait le visage, et sortit.
     Il avait la chance de loger à dix minutes du chantier. La plupart des maçons étaient déjà là. « Que la paix soit avec vous ! », lança-t-il en mâchonnant un morceau de galette arabe. Ils attendaient en rang le contremaître qui ne tarderait pas à venir. C’était un homme dont les minuscules yeux marron d’une extrême mobilité laissaient percer une cruelle fourberie. Soucieux de faire sentir son autorité, il ne souriait jamais et n’ouvrait la bouche que pour donner des ordres et faire des remarques cinglantes. Il n’accordait aucun moment de répit à personne. Les ouvriers ne pouvaient s’asseoir qu’en fin de journée pour prendre leur repas : une galette et un oignon. Sous une chaleur torride, ils
accomplissaient leur travail de fourmi sans proférer la moindre plainte. Pour se donner du courage, ils menaient leur rude besogne aux rythmes d’exaltantes antiennes. De langoureuses chansons d’amour fleurissaient aussi sur leurs lèvres, allégeant le fardeau qui pesait sur leurs épaules meurtries.
     Certains trompaient leur  peine en rêvant au combat de gourdin qui clôturait parfois leurs journées. Dans ces joutes traditionnelles obéissant à des règles assez strictes, les duellistes commençaient par faire tournoyer au-dessus de leur tête un long et gros bâton en se rapprochant  lentement l’un de l’autre. Tous les gestes étaient accomplis avec une grâce exquise
que  l’on aurait de la peine à imaginer de la part de gens soi-disant rustres et littéralement éreintés. Gestes vigoureux dont le but était d’atteindre le buste, les jambes ou les bras de l’adversaire. A toutes les phases du combat, ils conservaient pourtant une noblesse et une élégance admirables.
     Ce jour-là, Ahmed, véritable virtuose du gourdin, devait affronter un ami considéré lui aussi comme un champion.  La victoire qu’il remporta au bout d’une quinzaine de minutes fut accueillie par des ovations frénétiques. Une immense joie envahit tout son être, balayant sur son passage les souffrances et les humiliations quotidiennes.  Alors qu’il savourait son triomphe dans un doux vertige, le contremaître, qui observait la scène à distance, fit irruption dans le cercle formé par les ouvriers, en brandissant un gourdin. L’envie, qui lui rongeait depuis longtemps les entrailles, éclata en une furieuse colère. Il se rua sur Ahmed en craint : « Nous verrons maintenant si tu es un homme ! » Celui-ci, qui avait le dos tourné, n’eut pas le temps de parer aux coups qui pleuvaient sur lui.
     Atteint à la tête, il gisait à terre, les yeux voilés de sang, n’ayant pas vraiment conscience de ce qui lui arrivait. Avant de rendre son dernier souffle, il revit peut-être tourbillonner les norias de son village, ramenant le sourire lumineux et patient de sa femme, déroulant en un instant les joies et les peines de sa vie. « Et pourtant, je suis un homme ! »,  murmura-t-il imperceptiblement.

 
   

 

 
  La bédouine  
 

     Tous les jours, à l’heure de la sieste, alors que le quartier sommeillait sous une chaleur torride et que les passants se faisaient rares, l’enfant enroulait sur sa tête un foulard écarlate, s’armait d’une redoutable lance – un tringle à rideaux en bois blanc – et partait à l’aventure.
     Située aux confis d’Héliopolis, banlieue propre et souriante fondée près du Caire par les Belges, la maison donnait sur un espace désertique qui abritait jadis un camp de recrues féminines de la Royal Air Force. Après le départ des Anglais, les baraques avaient disparu avec leurs gracieuses occupantes aux bonnets bleus, ne laissant derrière elles que les routes asphaltées qui barraient le camp dans tous les sens.
     L’aventure consistait pour l’enfant à escalader un petit talus de sable et à scruter l’immensité, comme la vigie d’un bateau-pirate. Il pouvait s’abandonner à loisir à ses rêves, imaginant toutes sortes de batailles et d’exploits. Un jour, il fut surpris de voir au sommet du talus une jeune bédouine. Malgré son allure de princesse, elle poussait de temps en temps d’étranges bêlements pour rappeler à l’ordre deux ou trois chèvres récalcitrantes qui, après avoir brouté une herbe hypothétique, avaient tendance à prendre le large. Habillée d’une longue tunique noire, elle portait une série de colliers aux graines multicolores. Elle avait le visage voilé, ne laissant voir que des yeux noirs aux reflets de braise.
     Frappé de stupeur, il n’osa pas s’approcher. Elle lui lança un regard espiègle, et il crut même entendre un rire étouffé. Intimidé, il ôta d’un geste machinal le foulard de sa tête et se hâta de rentrer chez lui. La magie du jeu était brisée, cédant la place au charme de l’intruse. Toute la nuit son image hanta ses rêves. Il n’avait que onze ans. Mais la brusque apparition de la bédouine entrouvrit la porte d’un monde obscur et fascinant. Une étrange fièvre qui perturba le rythme de sa vie s’empara de lui.
     Il ne se livrait plus à son jeu habituel. Assis au sommet du talus, il passait de longues heures à attendre son inconnue, dont la vision lui brûlait les entrailles comme un secret jalousement gardé. Une fois, il aperçut  au loin de vagues silhouettes noires. Il s’élança à la poursuite de ces ombres avec la fougue d’un chien de chasse débusquant le gibier. Ce n’étaient que deux vieilles femmes corpulentes qui se rendaient au village voisin. Mais sa nouvelle passion ne s’évanouit pas pour autant.  Le regard en feu de la bédouine devint une véritable obsession, au point qu’il avait la certitude de la revoir un jour et de lui chuchoter : « Oh mon Dieu, que tu es belle ! ».

     Des semaines, des mois, des années s’écoulèrent. La bédouine ne revint pas. Mais, étoile éblouissante réfugiée dans le cœur de l’enfant, là où dorment les rêves inextinguibles, était-elle jamais partie ?  
 
   

 

 
  L’incendie  
 

     Elle attendait toujours le départ de son mari pour se livrer à son rite matinal : ouvrir la fenêtre et poser sur le rebord le drap blanc et la couverture écarlate. Elle savait que son mystérieux voisin d’en face, un jeune homme qui passait son temps à peindre des objets qu’elle ne pouvait distinguer, l’épiait derrière la vitre. Elle faisait mine de ne pas le voir et se contentait de jeter un regard furtif sur l’étroite venelle qui séparait les deux maisons, avant de disparaître pour vaquer aux soins du ménage.
     Elle ne se sentait vraiment chez elle et libre de ses mouvements que durant l’absence de son époux. Ce marchand de meubles aisé ne la privait de rien. Il lui achetait des robes coûteuses et la couvrait de bracelets et de colliers en or. Mais il exigeait d’elle une soumission totale à ses volontés. Il lui interdisait de sortir et d’avoir des contacts avec le voisinage. Il avait d’ailleurs la main leste toutes les fois qu’il décelait chez elle la moindre réticence à exécuter ses ordres. Son magasin étant à l’autre bout de la ville, il ne rentrait que le soir. Imaginant toutes sortes d’incartades de la part de sa femme, cela ne pouvait qu’exciter sa jalousie maladive, d’autant plus qu’ils n’avaient pas d’enfants.
     Il est vrai qu’elle était d’une beauté éblouissante, avec sa longue chevelure noire lui caressant les épaules, ses grands yeux de jais cernés de kohol, son visage ovale au teint clair. En se penchant sur la fenêtre, ses seins fermes, d’une blancheur immaculée, émergeait de sa chemise de nuit. Originaire, comme son époux, d’un petit village du Delta, elle avait quitté, après son mariage les vastes horizons verts de sa campagne natale, pour le suivre au Caire.
     Voilà deux ans qu’elle vivait cloîtrée dans un appartement de quatre pièces, avec pour uniques compagnons une servante âgée de dix  ans et un poste de radio. Sa seule distraction était d’écouter à longueur de journée d’interminables chansons relatant les affres d’amours impossibles et de suivre, d’un air amusé, les jeux espiègles des enfants du quartier. Et puis, il y avait ce jeune homme mince, aux cheveux hirsutes, qu’elle observait à travers les rideaux de sa chambre à coucher et qui semblait comme venu d’une autre planète. Mélanger sans cesse des couleurs et les étaler sur une toile blanche, était-ce vraiment un travail normal ? Elle se demandait s’il avait une famille et quelle était sa vie quand il quittait son atelier. Le peintre, lui, séduit par le charme de sa voisine,  attendait tous les matins avec impatience qu’elle ouvrit sa fenêtre, mais il évitait de l’importuner de peur de la compromettre.
     Quand elle apparut ce jour-là, leurs regards se croisèrent enfin, et il crut déceler dans ses yeux une attente désespérée, une espèce d’élan étouffé.  Il en fut tellement bouleversé, qu’il saisit le portrait qu’il était en train de peindre et le lui montra en esquissant un sourire. Elle s’y reconnut comme dans un miroir. Dans son émoi, le drap qu’elle s’apprêtait à poser sur le rebord de la fenêtre, lui glissa d’entre les mains et voltigea comme une étrange mouette, avant d’atterrir dans la venelle déserte. Il pensa que c’était peut-être là l’occasion rêvée de l’aborder et de lui avouer sa passion. Mais, avant qu’il ne se décidât à sortir pour ramasser le drap et le lui porter, la petite servante était déjà là. Il éprouva alors une sorte de lâche soulagement à l’idée que, dans ce milieu fermé et hostile, le geste téméraire qu’il se proposait de faire, aurait pu lui coûter bien cher.

     La belle voisine renonça à son rite matinal. La fenêtre s’ouvrait toujours à la même heure, mais on n’apercevait, à travers les rideaux tirés, qu’une ombre qui se mouvait comme dans un rêve. En volant son image, le peintre avait en fait allumé un immense incendie.
 
   

 

 
  Le rêve éclaté  
 

     C’était la période des vacances. A seize ans, la vie avait pour Alex toute  la  fraîcheur de l’aube. Tout était possible.
     Bravant la chaleur torride des journées de juillet, il sillonnait tous les jours les rues  d’Héliopolis dans l’espoir de la rencontrer.  Il marchait d’un pas fiévreux  sur  l’avenue centrale où s’alignaient les stations du métro, guettant les arrivées et les départs des passagers, ou passait  plus lentement en revue les coquettes boutiques logées sous les arcades d’immeubles datant du début du siècle.  Dès l’instant  où il l’avait aperçue  pour la première fois, dans une salle de cinéma, son image ne l’avait pas quitté. Sa longue et fine silhouette, son visage aux pommettes  un peu saillantes,  sa peau brune et  lisse,  ses cheveux châtain aux ondulations nonchalantes  et surtout ses grands yeux aux lueurs de miel qui irradiaient une infinie tendresse, l’avaient d’emblée envahi.  A la fin de la séance, les nombreux spectateurs se pressant vers la sortie, elle disparut dans la foule.
     Une douce exaltation s’était emparée de son être tendu, désormais, vers un but unique : la revoir.  Il passait le plus clair de son temps à rêvasser, en essayant de retrouver ce regard qui avait croisé le sien comme un éclair. Indifférent aux plaisanteries de ses amis qui le taquinaient sur son air absent, il se laissait bercer par le rythme d’une douce mélancolie. Pour la première fois de sa vie, la vague fièvre de l’amour qui agitait son cœur d’adolescent, avait pris une forme bien concrète. 
     Il la croisa à plusieurs reprises le dimanche, à la sortie de l’église ou d’un cinéma. Malheureusement, il n’était pas en mesure de l’aborder. A sa vue, ses jambes se mettaient à trembler et son cœur battait à se rompre.  Il se contentait parfois de la suivre  à distance  alors qu’elle rentrait chez elle.  Elle habitait, dans une rue paisible, une modeste maison d’un  étage, entourée d’un petit jardin.  Lorsqu’elle y pénétrait, à la tombée de la nuit, et que la porte se refermait, il s’approchait et se tenait sur le trottoir d’en face. Tout ce qu’il espérait, c’était de voir son ombre passer derrière le rideau d’une fenêtre faiblement éclairée. Cela lui suffisait pour lui donner l’exquise illusion de partager son intimité. Il passait là de longs moments ineffables,  se croyant au seuil d’un paradis secret.
     Jusqu’au jour où, l’ayant aperçu devant la vitrine d’un magasin de lingerie,   il prit son courage à deux mains et l’accosta en murmurant  d’une voix chevrotante : « Ma…demoiselle… » Elle ne lui laissa pas le temps de commencer sa phrase.  Le fixant droit dans les yeux,  elle  lui lança d’un ton assez sec,  en exhibant sa main droite où scintillait une bague en or sertie d’une topaze d’un jaune pâle : « Monsieur, je suis fiancée.. » Il n’eut pas la force de lui répondre, avant de s’éloigner,  que c’était bien dommage.
En un instant, le précieux voile des illusions qu’il avait tissées autour d’elle se déchira. Les passants qui vaquaient tranquillement à leurs affaires ne furent plus que des ombres.   
     Quelques semaines s’écoulèrent, mais son image le hantait sans cesse. Un soir qu’il longeait  l’immense champ de courses situé à l’entrée de la ville, il aperçut non loin de la piste déserte, un étrange couple. Une jeune femme élancée  se penchait sur un petit homme en tenue de jockey, qui devait sans doute se hisser sur la pointe des pieds pour l’embrasser.  « C’est elle… », grommela-t-il en s’efforçant d’étouffer un sourd ricanement.
     Avant de poursuivre sa route, il vit que le soleil, qui venait de disparaître, avait transformé l’horizon en un lac de sang.

 
   

 

 
  Noir et blanc  
 

     C’est toujours avec une vive émotion qu’il regarde cette photo de son enfance, qui reflète le bonheur et la sérénité. On y voit sa mère, à la beauté rayonnante, assise sur un banc aux côtés d’Eminé, la femme du Pacha qui les avait invités, ses parents et lui, à passer un mois de vacances dans sa ferme proche d’un village du Delta, à une trentaine de kilomètres du Caire. Séduisantes et jeunes, vêtues toutes les deux de longues robes imprimées à fleurs, elles offrent un sourire empreint d’une fraîcheur matinale. Au volant de sa petite voiture, il fixe lui aussi l’objectif, mais d’un air surpris et quelque peu sceptique. Un  jardin parsemé  d’arbres divers, de roses et d’œillets s’étend derrière nous à perte de vue. Il devait avoir quatre ans à l’époque.
     Sur une autre photo prise probablement  le même jour, il est assis près d’Eminé sur la balustrade d’un petit pont en bois enjambant un canal qui traverse le jardin de la ferme. Elle le serre contre elle avec toute la tendresse et l’ardent désir d’une femme qui n’a pas  eu d’enfants. En avant, Safeya, la joviale servante de quatorze ans, compagne de ses jeux,  debout, un fichu sur la tête, l’invite du doigt à fixer l’objectif.  A l’arrière-plan, on distingue la vaste véranda de la maison de campagne, entourée de larges baies en bois joliment sculpté.
     Il ne sait comment se déroulaient exactement leurs journées. Il apparaît, comme en témoignent ces photos, qu’ils vivaient dans une sorte d’Eden. Entouré et choyé par tous, il devait être  heureux.
     Et pourtant, les souvenirs les plus vivaces qu’il garde de ces vacances, ceux qui demeurent dans les recoins de son âme, offrent un aspect moins idyllique.
     En effet, il n’oubliera jamais que le jour même de leur arrivée dans cette merveilleuse maison, il eut un terrible choc en entrant dans  le vestibule décoré d’oiseaux embaumés.  Il y avait des rapaces, mais aussi des tourterelles, tous transformés en objets macabres, figés dans une immobilité glaciale. Il avait peur de traverser cette sinistre pièce où il respirait pour la première fois l’odeur la mort.
     Et puis, quand ils dormaient, la nuit, dans leur chambre située au rez-de-chaussée, d’étranges petits bruits les faisaient frémir. « Ce n’est rien…Dors, mon petit. », lui disait sa mère, en lui caressant le front.   Il apprit plus tard que c’étaient des souris qui mordillaient  les meubles, qui rongeaient leurs rêves. 

     C’est ainsi que, dans ce paradis éloigné des tourments de la ville, il a découvert  l’autre face du monde.                      

 
   

 

 
  La promenade  
 

     La felouque sillonnait lentement le Nil transpercé par les lances incendiaires du soleil couchant. Tous les jours à la même heure, elle faisait la navette entre les deux rives, offrant pour quelques piastres une apaisante promenade à ceux qui voulaient fuir les rues populeuses ou s’abandonner au rêve  en se laissant bercer par les eaux brunes du fleuve.
     L’attention des passagers était sollicitée par une fillette de quinze ans qui dansait, à l’avant, au son de la flûte et du tambourin.  Les deux musiciens sexagénaires aux mains crasseuses, qui formaient cet orchestre de fortune, jouaient en enveloppant la petite sylphide de leur regard lascif. Vêtue d’une tunique rouge assez usée, les hanches serrées dans une écharpe verte, son ventre frétillait comme un poisson pris dans une nasse. Quand le rythme saccadé ralentissait et que le chant de la flûte s’étirait en notes langoureuses, elle levait les bras en dessinant un arc au-dessus de sa longue chevelure noire, alors que son bassin  effectuait, avec une savante souplesse, les mouvements enivrants de l’étreinte amoureuse.
     Omar jouissait du spectacle en souhaitant que la promenade ne prît jamais fin. Il en fut d’autant plus troublé que le regard espiègle de la danseuse, ignorant les autres passagers, se posait sur lui avec une insistance qui ressemblait à un défi. Emporté par  un élan irrésistible, il se mit à réfléchir sur le moyen de la posséder. Un rêve fou, bien sûr, à moins que le batelier, qui se servait déjà de sa fille pour attirer la clientèle, ne fût un vulgaire entremetteur disposé à la vendre au plus offrant.
     En fait, Omar traversait depuis quelque temps une crise profonde et se sentait de plus en plus à l’étroit dans sa vie.  A vingt-cinq ans, il n’avait aucune liaison avec une femme. Son maigre salaire de professeur d’arabe dans une école publique ne lui permettant pas de louer un appartement  et de se marier, il vivait toujours avec ses parents. Ses seules distractions étaient d’aller une fois par mois au cinéma et de passer de longues soirées avec des amis férus, comme lui, de littérature. Ils se rencontraient dans un café  populaire où l’on servait du thé  vert et des narguilés à une clientèle composée surtout d’artisans et de petits fonctionnaires, mais aussi d’intellectuels. Là, dans un climat détendu où fusaient des anecdotes mordantes, accompagnées d’éclats de rire prolongés, comme seuls, parmi les peuples de cette région, savent en conter les Egyptiens, ils discutaient, pendant des heures interminables, du sort du roman, de la poésie ou du cinéma dans un pays que la révolution nassérienne s’efforçait tant bien que mal de tirer de sa torpeur.
     La passion amoureuse, il l’avait connue à la Faculté.  Il s’était tout de suite épris de celle qui devait  longtemps hanter ses rêves, alors qu’elle se promenait avec deux autres étudiantes dans l’allée fleurie qui longeait la Bibliothèque de l’Université. Sa taille élancée, sa démarche nonchalante et altière, la blancheur de sa peau, ses cheveux d’un châtain clair ramenés sur la nuque à la manière des déesses grecques, l’émurent au plus profond de son être. Sa plus grande joie était d’attendre, au même endroit, que la  « reine », comme il l’avait surnommée, apparût avec son escorte habituelle.  Trop timide pour songer à l’aborder,  il se contentait de la regarder avec une fiévreuse intensité, comme on s’extasie devant une œuvre d’art. Un poète  célèbre n’avait-il pas dit qu’il aimait trop la mer pour s’y plonger, et qu’il préférait s’y perdre en la contemplant depuis la terre ferme ? Le croisant souvent sur son passage, elle finit par remarquer qu’elle éveillait en lui un intérêt  tenace, mais elle évitait adroitement son regard et poursuivait sa conversation avec ses compagnes.
     Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi jusqu’au jour où, voyant qu’elle se tenait toute seule à la porte de l’Université, il décida, le cœur battant, qu’il était temps de lui parler. Alors qu’il s’approchait d’elle d’un pas hésitant, elle s’éloigna rapidement, le visage illuminé par un large sourire, en direction d’une reluisante voiture rouge décapotable où l’attendait un robuste jeune homme aux gestes désinvoltes, qui l’accueillit avec une évidente familiarité.  Elle n’osa pas monter dans la voiture, mais se contenta d’échanger quelques mots avec son ami. «Un fils à papa.  Ils se sont sans doute donné rendez-vous dans un endroit plus discret », pensa Omar, la rage au cœur. La « reine », dont les yeux de miel irradiaient les plus suaves promesses, était tombée de son piédestal.
     La felouque s’approchait maintenant de la rive. Ayant exécuté sa danse, la fillette fit le tour des passagers pour collecter le fruit de  son labeur, sous le regard vigilant et sournois du batelier. Omar jeta ostensiblement dans le creux du petit tambourin qu’elle lui tendait avec un sourire alléchant, un billet de cinquante piastres qui constituait tout son avoir. Lorsque le bateau accosta, il fut sur le point de chuchoter à l’oreille du batelier, dans le but de négocier une rencontre : « Ta fille a vraiment du talent. Elle pourrait devenir une grande danseuse… »
     Mais, se ravisant aussitôt,  il s’éloigna du quai, le cœur lourd, et erra longtemps dans les rues de la ville.

         
 
   

 

 
  Le portrait  
 

     Dans son atelier situé au dernier étage d’un grand immeuble du centre-ville,  Paul,  les yeux fixés sur l’une de ses toiles, rêve.  Toutes les fois qu’il contemple ce portrait de femme, un monde de souvenirs, de pensées inquiètes ou riantes l’envahit. Il n’arrive pas à conserver devant les jolis traits d’Elisabeth  l’attitude détachée d’un critique impartial. Il passe rapidement en revue sur les murs de sa modeste chambre de débutant ses premiers essais. Son regard s’arrête sur l’une de ses plus belles réussites : le pêcheur.  Quelle est simple et dénuée de mystère la physionomie de ce vieux barbu qu’il a rencontré sur les bords du Nil. Après la rudesse primitive de ce visage, il retrouve l’expression complexe de la femme. Au contact de ce regard absent et inachevé, il murmure suavement : « Elisabeth… » Et il ajoute : « Tu m’échappes…Peut-être qu’aujourd’hui je comprendrai. »                            

     En effet, la jeune fille a promis de venir ce matin.  Paul  décroche le portrait du mur et le pose amoureusement sur le chevalet. Le rayonnant soleil d’avril inonde la chambre de ses rayons audacieux. Le jeune peintre  s’approche de la large fenêtre et l’accueille comme un ami. Il se baigne voluptueusement dans sa chaleur et hume l’air frais à plein poumons. Toute l’énergie de ses vingt ans bouillonne en lui. Il s’écrie : « A nous deux, ma très belle ! »  Tout en examinant son œuvre, il étale et mélange les couleurs sur palette.  Inévitablement, l’histoire de sa rencontre  avec Elisabeth se déroule dans son esprit.
     Lors d’une partie organisée chez des amis,  il suivait, ennuyé, les couples qui se mouvaient sur la piste. Depuis son enfance, il a recherché le rare, l’exceptionnel. Cette attitude a déterminé le choix de sa carrière et réglé sa conduite envers les femmes. Un jour, il confia à un ami qui lui reprochait son goût difficile : « C’est parce que j’accorde à la femme toute sa valeur que j’espère la trouver sous son vrai jour. »
     Ce soir-là, Paul était seul. Cigarette aux lèvres, il étudiait les pieds des danseurs. Il s’était lassé de leurs visages. Certains d’entre eux, sous l’effet de la boisson, de la musique et des cheveux de leurs partenaires qui leur caressaient les joues, lui présentaient des mines anesthésiées de fumeurs de haschich. Il portait donc son attention sur les pas, auxquels il trouvait une expression : souplesse, sensualité, langueur, timidité…Soudain, sur la piste glissante, des souliers blancs à talons hauts le sollicitèrent avec insistance. Des souliers qui se déplaçaient avec une aisance mêlée de réserve,  point final d’une silhouette élégante et gracieuse. Paul contempla longuement la jeune fille comme s’il avait l’intention de la peindre. La distinction était son caractère dominant. Sa beauté n’était pas insolente. Il fallait la découvrir.  Il la comparait à ces bibelots délicatement ciselés que seul les gens dotés de l’esprit de finesse peuvent apprécier.
     Elle dansait avec un jeune homme qu’il connaissait. Il se hâta de s’informer.  « Elle a vingt  ans, lui dit-on. Elle l’aime follement. Ils sont à deux pas des fiançailles. » Sa curiosité redoubla. Il saisit l’occasion d’un arrêt de la musique pour l’aborder.  « Vous dansez », lui dit-il en s’inclinant maladroitement. Elle sourit avec bienveillance en signe d’acquiescement. Au rythme d’un tango, ils causèrent.  Leurs pensées s’accordaient comme leurs pas. Paul était émerveillé. La douceur des yeux d’Elisabeth  l’émouvait plus qu’une œuvre de Renoir.  De ses lèvres discrètes et nuancées émanait un sourire frais, communicatif, qui le réconfortait. Il lui parla avec ferveur de ses aspirations, de ses exigences d’artiste. Elle comprenait.  Il lui dit avec conviction : « J’ai toujours rêvé de reproduire des traits comme les vôtres. Ils reflètent une personnalité sublime, une beauté intérieure…Me donnerez-vous l’occasion de faire un chef d’œuvre ? » Séduite par son sérieux aussi bien que par sa folle ambition, elle accepta de poser pour lui.
     Après trois tours de danse,  elle s’excusa poliment tout en conservant  son air de simplicité naturelle et alla rejoindre François, son compagnon, qui commençait à s’impatienter.

     Fidèle à sa parole, Elisabeth se rendit plusieurs fois à l’atelier du peintre.  Durant les séances, il discutait avec vivacité et abordaient les sujets les plus variés. Une affinité intellectuelle les rapprocha. Elle ne dissimula pas  à Paul l’admiration qu’elle lui portait.  Il remarqua avec satisfaction qu’elle partageait son opinion sur les graves problèmes de la vie ou simplement sur le choix d’un roman.  Cependant, la vaste culture du jeune homme n’était pas son seul côté attrayant. De taille élancée, sa mise et son maintien reflétaient le cachet discrètement original de sa personne. En outre, son visage aux yeux inquiets et troublants offrait  l’expression inadaptée du philosophe et la grâce mouvante  du poète.  Paul pouvait plaire aux femmes. Elisabeth s’en rendait de plus en plus compte. Le peintre, de son côté, décelait chez la jeune fille de nouveaux charmes qui le pénétraient lentement et sûrement. Il sentait qu’elle l’envahissait avec une force persistante.
     Mais, à mesure qu’il s’attachait à elle, une question le tourmentait comme une insomnie. Il ne cessait de se répéter : « Elisabeth et François, ce n’est pas possible.. » Il lui suffit de prononcer les deux noms ensemble pour que se déclenche en lui un flot d’étonnement indigné qui ballotte son esprit.  François ne lui est pas étranger : une de ses innombrables personnes qui ne cherchent rien et se laissent glisser les yeux mi-clos sur les courants les plus insignifiants, les plus commodes de la vie. Il ignore les grandes joies et les grandes souffrances. Son travail de petit employé sans prétentions accentue l’uniformité de son existence. Il regarde la vie à travers le prisme du profit  immédiat.  « A quoi cela sert-il ? », dit-il en toute circonstance.
     Paul s’évertuait vainement à justifier l’amour d’Elisabeth pour François.  « Il ne s’agit peut-être que d’un attrait purement physique… », pensait-il. Il ne tardait pas à se reprendre : « Je raisonne à vide… ».                                           La sonnerie met fin aux réflexions de Paul. Il accueille Elisabeth avec un sourire resplendissant.

 
Journée splendide. Ce matin, j’ai la fougue d’un Van Gogh, s’exclame-t-il.
 
J’admire votre enthousiasme, réplique-t-elle en s’asseyant sur un tabouret.
 
Le mérite vous en revient. Votre présence…

     Il règle la position d’Elisabeth et,  relevant sur ses lèvres un demi-sourire complaisant,  il poursuit : « Oui, votre présence a donné à cet atelier une âme…En tant que peintre, je vois deux fois. Le baume de vos yeux, les ondulations caressantes de votre chevelure, vos mains aux doigts effilés comme des pinceaux…Toutes les attitudes de votre personne se sont gravées en moi à jamais… »  Elle l’interrompt : « Moi aussi,  je vous estime beaucoup,  Paul… »
     Silence gênant. Elisabeth pense à François, cet enfant de vingt-cinq ans qu’elle a connu quand elle préparait son baccalauréat. Elle le croyait plus homme que ses camarades de classe.  Toutefois, quand elle a découvert sa platitude, elle s’en est lâchement accommodée. Au lieu de le repousser, elle l’a poursuivi  et couvé comme une maman. Emportée par sa passion, elle refusait d’admettre qu’elle étouffait progressivement les élans les plus raffinés de sa sensibilité.
     En fait, une certaine confusion règne en elle. Mais une chose est certaine : elle n’envisage pas une rupture avec François.
     Paul regarde avec lassitude le portrait. D’une voix sourde, il dit : «Nous sommes fatigués tous les deux. Vous avez gentillement posé et j’ai fidèlement reproduit vos traits…Mais le souffle, la vie ? »
     Il ajoute en l’accompagnant jusqu’à la porte : Admirez-vous toujours mon enthousiasme ? »
     Pas de réponse.
                                                         
     Resté seul, le peintre est écrasé par sa désillusion. Une rage impétueuse le saisit et le pousse à détruire le portrait. Il se maîtrise à temps et fuit l’atmosphère irritante de sa chambre. Il se jette dans les rues bruyantes de la ville, cherche à noyer son angoisse parmi la foule houleuse et indifférente. La lassitude l’engourdit. La vie lui semble asphyxiante. « Où fuir, dit-il entre ses dents…Il y a une œuvre qui m’attend. »
     A mesure qu’il avance, la souffrance l’inonde d’une étrange plénitude.  Ses pas prennent une destination précise : l’atelier. Arrivé chez lui, il engage la lutte. Sa lutte à lui, avec la toile, le pinceau, les couleurs.
Deux heures plus tard, il s’arrête exténué.  Il s’éloigne, scrute le portrait et murmure : « C’est ça, c’est bien ça. »
     Toujours énigmatique, le regard d’Elisabeth rayonne à présent d’une beauté triste et profonde.

 
   

 

 
  Claire  
 

     Vers sept heures du soir, Claire sortait d’habitude  au balcon et s’accoudait  à la balustrade. Du cinquième étage, elle suivait d’un air absent le va-et-vient des passants dans cette ruelle peu bruyante qui abritait des maisons où logeaient des familles bourgeoises,  et s’ouvrait sur l’une des plus belles avenues du centre-ville.  De temps en temps, elle jetait un regard furtif sur l’immeuble d’en face, dans l’espoir de retrouver dans l’encadrement d’une fenêtre le visage d’un homme très brun qui l’invitait, par le langage des gestes, à le rejoindre au coin de la rue.  Mais elle feignait de ne s’apercevoir de rien.
     Claire s’ennuyait à mourir. Après un an  de mariage, elle se demandait de plus en plus ce qu’elle était venu faire dans cette cité autrefois cosmopolite, qui ne comptait plus qu’un petit nombre d’étrangers et dont elle ne parlait même pas la langue. A Paris, elle travaillait comme vendeuse dans une boutique de vêtements de la rive gauche, et menait une existence assez morne, avant de suivre au Caire son futur mari qu’elle avait rencontré dans un café du boulevard  Saint-Michel. 
     Représentant de commerce, Yannis,  s’absentait parfois des semaines entières pour des tournées en province.  D’un naturel confiant et jovial, il aimait passionnément sa femme, mais rares étaient les distractions du couple.  A la suite de l’intervention de Suez en 1956 et des nationalisations décidées par le régime nassérien, la plupart de ses amis grecs ou italiens avaient choisi de quitter le pays.  Aller une ou deux fois par mois au cinéma ou dîner en amoureux au bord du Nil ne suffisait pas  à combler le vide qui prenait sournoisement possession de la vie de Claire.  Elle aurait voulu se retrouver plus souvent dans le regard des autres, retenir leur attention, susciter leur admiration.
     Elle n’était pas d’une beauté à vous couper le souffle.  On ne se retournait pas forcément sur son passage. Des cheveux châtains ondulés et coupés plutôt court,  un nez régulier, des lèvres un peu trop minces  qui nuançaient le sourire d’une pointe d’ironie contenue : un joli visage, mais assez banal, somme toute.   A trente ans, elle ne se parait d’aucun bijou et  s’habillait avec une élégance discrète qui soulignait à peine les rondeurs de  son âge. Un charme secret émanait cependant de sa personne,  dû peut-être à sa voix chaude, à sa démarche nonchalante ou aux invites troubles et fuyantes qui traversaient ses yeux d’un bleu profond  à la vue d’un homme qu’elle trouvait attrayant.
     Pour tromper sa solitude, elle sortait tous les matins et se promenait  de longues heures dans les rues de la ville, s’arrêtant devant les vitrines des magasins, hésitant à s’attabler dans les cafés  peuplés surtout de mâles désœuvrés. Repliée sur  elle-même, elle n’était pas particulièrement sensible à la chaleur humaine qui se dégageait de la foule bigarrée des passants. Mais elle éprouvait un certain plaisir à déambuler,  juste pour tuer le temps, dans les principales avenues commerciales du centre-ville, où l’on retrouvait encore les traces de la présence européenne. Nullement passionnée d’histoire ou de culture, elle évitait de s’approcher des quartiers populaires de la cité arabe.  La civilisation pharaonique ou l’art islamique n’éveillait en elle aucune curiosité.  Elle s’était certes émerveillée, quelques instants, face à la l’écrasante grandeur des Pyramides, que Yannis lui avait fait visiter deux mois après son arrivée au Caire. Mais ce fut tout.               Un soir, comme une désespérée qui se jette du haut d’un pont dans le fleuve, elle céda aux avances du voisin d’en face.  C’était un haut fonctionnaire qui,  ayant hérité de la fortune de son père, s’était offert le luxe d’acheter une dahabieh  pour en faire le nid secret de ses amours passagères. Elle fut étonnée qu’il s’adressât à elle dans un français impeccable, et il n’eut pas trop de mal à l’emmener dans sa maison flottante au bord du Nil.
     En rentrant dans son appartement, tard dans la nuit, Claire avait l’impression d’avoir été dérobée de sa propre peau, de son être le plus intime, qu’elle commençait peut-être à découvrir avec effroi.
     Que dirait-elle à son mari qui devait rentrer le lendemain de sa tournée en province.  Rien, ou peut-être : «Je suis tellement fatiguée.  J’ai enfin décidé de faire mes valises ».  

         
 
   
     
     
     
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